Non, le point de vue n’est pas un gadget narratif. Ce n’est pas un bouton à cocher entre « je » ou « il ». C’est une arme de précision. Une caméra émotionnelle braquée sur un être fictif. Et si vous la bougez sans prévenir, ou que vous zoomez au mauvais endroit, vous tuez la tension de votre roman. Le point de vue, c’est le corps narratif du lecteur. Mal le gérer, c’est le faire sortir de l’histoire. Et ça, il ne vous le pardonnera pas.
Introduction : pas de récit sans œil
Le point de vue, ce n’est pas un détail technique. C’est l’organe sensoriel de votre récit.
C’est ce qui répond à la question : qui vit l’histoire ? depuis quel endroit ? et dans quel état émotionnel ?
Si vous ne maîtrisez pas votre point de vue, vous écrivez une caméra de surveillance. Pas un roman.
Comme le dit la romancière et prof de creative writing Nancy Kress :
« Le point de vue n’est pas un filtre. C’est la réalité même de la narration. »
Et le prof de creative writing Dwight V. Swain, plus brutal :
« Le lecteur ne veut pas lire tout. Il veut lire ce que quelqu’un voit, maintenant, sous tension. Le reste ? Poubelle. »
Autrement dit : pas de point de vue clair = pas de tension narrative, pas d’immersion, pas d’histoire.
1. Qu’est-ce que le point de vue ?
Le point de vue est le rapport entre le lecteur et l’information émotionnelle. C’est : « Qui raconte l’histoire au lecteur ».
Concrètement, c’est :
- qui perçoit la scène (personnage ou narrateur)
- à quel moment (temps du récit)
- avec quelle dose d’accès à l’intériorité du personnage (périphérique, modéré, intime)
Le point de vue est donc une position narrative + une profondeur d’accès à la conscience du personnage.
Ce n’est PAS :
- juste choisir entre « je » et « il »
- une question de grammaire
- un choix esthétique mineur
Exemple : Une scène en « il » peut être en point de vue omniscient, limité, ou objectif — selon ce que vous autorisez comme accès au lecteur.
Et ce n’est pas une coquetterie. C’est ce qui conditionne la manière dont le lecteur vivra la scène.
2. Les trois grandes catégories (et leurs implications)
Voici les trois formes principales selon la typologie de Nancy Kress.
1. Le point de vue omniscient
Narrateur « tout puissant ». Peut aller dans toutes les têtes, tout voir, tout savoir.
Souvent associé aux romans du XIXe siècle. Encore utile aujourd’hui, à condition de le manier avec fermeté (et de ne pas le confondre avec une voix relâchée qui saute de tête en tête par paresse).
Utile pour :
- créer du recul, de l’ironie
- poser des grandes idées
- orchestrer des jeux de destin croisés
Risques :
- déconnexion émotionnelle
- « Dieux bavards » qui éteignent la tension
« L’omniscient, c’est le Dieu du récit. Sauf que Dieu, on le voit peu dans les romans d’action. »
2. Le point de vue limité interne
C’est le cheval de bataille du roman contemporain.
On colle au plus près d’un personnage. On perçoit le monde avec lui, à travers lui. Ce qu’il sait, on le sait. Ce qu’il ignore, on l’ignore.
Utile pour :
- immersion profonde
- tension dramatique (effet de découverte)
- évolution psychologique
Risques :
- enfermement dans une voix monotone
- biais inconscients non maîtrisés
- difficulté à révéler certaines infos sans « tricher »
Nancy Kress :
« Le point de vue limité est le plus puissant outil d’identification émotionnelle. »

3. Le point de vue objectif (ou « caméra »)
C’est un point de vue extrêmement difficile à gérer, qui demande une énorme maitrise dans l’écriture descriptive. Ce point de vue permet zéro accès aux pensées. Que de l’action, du comportement, des gestes. Narration neutre.
Utile pour :
- créer du mystère (tout est implicite)
- scènes très tendues où le langage corporel prime
- effets de style précis (polars, thrillers…)
Risques :
- froideur
- opacité
- surinterprétation nécessaire
3. Le vrai problème : les glissements incontrôlés
Ce que Nancy Kress appelle : le « head-hopping », c’est à dire le fait de sauter de tête en tête.
C’est quand on passe d’un point de vue à l’autre sans signal clair, voire inconsciemment.
Exemple :
Marie vit qu’il mentait. Luc sentit son cœur se serrer : elle savait.
En une ligne, vous avez changé de point de vue dux fois. Résultat : confusion. Le lecteur sort du récit.
Nancy Kress :
« Chaque scène doit avoir un centre de gravité émotionnel clair. C’est ça, le point de vue. »

4. Comment bien gérer le point de vue (même quand l’histoire devient complexe)
a. Décidez par scène qui est le « personnage point de vue »
Une scène = unité de lieu, unité d’action, unité de point de vue. Un seul point de vue par scène. Pas deux.
Sinon, faites une transition franche, visuelle ou typographique.
b. Soyez cohérent avec le niveau d’accès
Si vous êtes dans la tête d’un personnage → allez-y franchement. Sentez, percevez, tremblez.
Si vous choisissez un point de vue avec une voix distante → restez-y. N’y mettez pas d’intimité.
c. Utilisez le point de vue pour organiser l’information
- Ce que le lecteur sait ou découvre dépend du point de vue.
- C’est l’outil numéro un pour gérer le suspense, l’ironie dramatique, les révélations.
Swain :
« Le point de vue, c’est votre agenda émotionnel. C’est ce qui permet de mentir au lecteur, tout en lui disant la vérité. »

5. Les usages avancés (pour écrivains avertis)
a. Alternance de points de vue
OK si :
- vous marquez clairement la bascule (nouveau chapitre, espace blanc, signal typographique)
- chaque personnage a une voix différente (cf. l’article sur la voix)
- vous en tirez un gain dramatique
Sinon : c’est juste du bavardage multi-têtes.
b. Narrateur menteur, non fiable
Un délice, si maîtrisé. Lisez Fight Club, Lolita, ou Gone Girl. Mais exige une précision chirurgicale.
c. Focalisation mobile (façon cinéaste)
Changer de focale à l’intérieur d’une même scène pour créer du relief. À manier avec des gants.
Conclusion : choisir le point de vue, c’est choisir ce que le lecteur va ressentir
Vous n’êtes pas là pour raconter une histoire.
Vous êtes là pour faire vivre une expérience émotionnelle incarnée.
Le point de vue, c’est la porte d’entrée dans le corps du récit.
Nancy Kress :
« Le point de vue, c’est la caméra ET le micro émotionnel. »
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