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Elena Ferrante : « Entre les marges »


Traduit en 2023, « Entre les marges » est la retranscription de trois cours qui auraient dû être donnés par Elena Ferrante à l’université de Bologne. À cause du Covid, ces cours n’ont jamais pu avoir lieu et furent remplacés, une dizaine de mois plus tard, par une lecture des notes de Ferrante par une comédienne. Ce livre se lit très vite, puisque chaque cours couvre environ 25 pages, et sont suivis par une note sur « L’Enfer » de Dante, écrite par l’autrice.

« Dis la chose comme elle est »

Derrière le mot de « cours », on s’attendait à une liste de conseils, qui, une fois mis à l’écrit, prendrait la forme d’un manuel. Or, comme c’est souvent le cas chez Elena Ferrante, la transmission se fait par l’introspection sincère – et parfois assez cruelle – de ses propres pratiques.

Dans le premier cours, elle développe son apprentissage de l’écriture, au premier sens du terme (l’acte d’écrire). Cela lui donne l’occasion de revenir sur sa petite enfance, ses études et les références littéraires qui l’ont nourries depuis toujours : Dante, Adriana Cavarero, Alice Toklas, Gerturde Stein, Emily Dickinson, Ingeborg Bachmann… 

On reconnaît le nom de poètes et d’autrices qui travaillent sur le langage et parfois même sur la désarticulation du langage. Elena Ferrante explique que son apprentissage de l’écriture a été étroitement lié à sa découverte de la langue… et à sa remise en cause ! 

« Je me suis mise alors à penser explicitement que je possédais deux écritures : l’une qui s’est manifestée dès mes années d’école et qui m’avait toujours valu les louanges de mes professeur – c’est bien, tu deviendras écrivain ; l’autre qui jaillissait sans surprise avant de s’éclipser en m’abandonnant au mécontentement. Ce mécontentement a pris au fil des ans des chemins différents, mais aujourd’hui encore il résiste dans son essence. Je me sens à l’étroit, mal à l’aise, dans l’écriture bien calibrée, tranquille et docile qui, soyons claire, m’a laissée entendre que je savais écrire ». 

On apprend donc avec étonnement que cette langue si claire et si précise qui fonde en grande partie la popularité des romans de Ferrante reste pour elle un sujet de questionnement et un terrain de travail.

Dans les deux autres cours, Elena Ferrante se concentre sur son apprentissage de l’écriture de fiction, qu’on pourrait résumer ainsi : « Dis la chose comme elle est ». 

Cette phrase de Diderot, entendue très jeune par l’autrice, l’a marquée et guidée dans sa carrière. Par exemple, elle admet ne se trouver légitime et puissante que lorsqu’elle raconte  des histoires qu’elle a vécues elle-même ou auxquelles elle a assisté.

« Dire la chose comme elle est » est également pour Ferrante un pivot primordial de sa narration : « J’ai admis que, dans le processus littéraire, la réalité tendait inévitablement à se réduire à un riche répertoire d’astuces qui, employées avec habileté, donnaient l’impression que les évènements s’étalaient sur la page exactement comme ils s’étaient produits, avec leurs connotations sociologiques, politiques, psychologiques, éthiques, etc. Bref, rien à voir avec la chose comme elle est. Il s’agissait d’un tour d’illusionniste qui, pour être couronné de succès devait prétendre que personne n’avait raconté, que personne n’avait écrit et que la réalité était là, si bien reproduire qu’on en oubliait jusqu’aux lettres de l’alphabet ».

Ecrire une histoire exige de Ferrante de reconstruire artificiellement la réalité, et cette reconstruction demande des tours de passe-passe pour avoir l’air naturelle. Dans le cours 2, l’autrice revient en  détails sur quelques unes de ces astuces.  

À mesure qu’elle raconte son apprentissage de l’écriture sous toutes ses coutures, Elena Ferrante finit – mine de rien – par en dire beaucoup sur son processus actuel de travail : 

  • sur la patience que l’écriture d’un roman exige : 

« Mon travail, en effet, se fonde sur la patience. Je raconte en attendant que, d’une écriture bien ancrée dans la tradition, surgisse quelque chose qui bouille les cartes et que puisse s’exprimer la femme abjecte et vile que je suis. J’adopte avec plaisir des techniques éprouvées, j’ai passé ma vie à apprendre de quelle manière et à quel moment les utiliser. Ecrire des romans d’amour et de trahison, d’enquêtes dangereuses, de découvertes terrifiantes, d’adolescences dévoyées, de vies malchanceuses qui finissent par avoir de la chance, est ma passion depuis longtemps » 

  • sur la nécessité de travailler par étapes progressives et complémentaires :  

« Je commence toujours par une écriture intégrante, nourrie de cohérences, qui érige un monde en plaçant tous ses échafaudages au bon endroit. C’est une cage solide, je la construis avec les effets de réalité nécessaires, avec des crypto-citations tirées de mythographies anciennes et modernes, avec mon bagage de lectures. Puis survient – du moins j’espère qu’elle surviendra, j’y compte – l’écriture convulsive, déségréageante, génératrice d’oxymores, laide-belle, belle-laide, qui brandit incohérences et contradictions » 

  • mais aussi sur des points plus techniques comme sa façon d’utiliser les différents genres littéraires dans une écriture qu’on a voulu mettre de facto dans le registre de la littérature domestique « pour femmes ». 

« Il en est ainsi de “L’Amour harcelant” : Delia enfermée dans les traits d’une femme cultivée, dure, indépendante, se meut avec une détermination glaciale à l’intérieur des règles fixes d’une petite histoire policière jusqu’à ce que tout – le genre policier lui-même – commence à se désagréger. (…) Il en est ainsi surtout de “Poupée volée” : Leda, enfermée dans les traits de la femme cultivée, divorcée, mère de filles adultes, se meut à son aise à l’intérieur des règles fixes d’une petites histoire d’épouvante jusqu’à ce que tout – le genre de l’épouvante lui-même – commence à se désagréger ».

Le propos est donc vaste et ne suit pas le cours rigoureux d’une démonstration. Mais on s’y plonge comme dans l’un des romans de l’autrice : peu importe ce qu’elle raconte, Ferrante parvient toujours à rendre son lecteur plus intelligent, plus curieux et moins dogmatique.  

Ce livre s’adresse à nos élèves qui veulent observer l’apprentissage d’un métier sur toute une vie. Il entre en résonance avec la question des territoires d’écriture que nous enseignons dans toutes nos formations aux Artisans de la Fiction, et en particulier dans le stage « Identifier ses territoires d’écriture » .

Elena Ferrante – « Entre les marges » / conversations sur le plaisir de lire et d’écrire- 2021 – Gallimard, 2023 – Traduction : Nathalie Bauer 

 

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