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Ne pas être trop amoureux de sa voix : Claudia Durastanti


Claudia Durastanti, née le 8 juin 1984 à New York dans l’état de New York aux États-Unis, est une romancière, nouvelliste, traductrice et journaliste italienne, lauréate du prix Mondello et du prix Pozzale Luigi Russo. Elle raconte son long apprentissage de l’écriture et partage ses conseils aux apprentis écrivains.

Comment avez-vous appris à écrire une bonne histoire ?
Claudia Durastanti : J’ai commencé par l’écriture, à un très jeune âge. Le cliché -pas idéal, je sais-de l’école buissonnière, où je me réfugiais au grenier avec un tas de livres appartenant à ma mère. Alors mes premières nouvelles étaient des imitations de mes lectures -ce qui arrive souvent, bien sûr.  Et puis je me suis souvenue de Joan Didion, une de mes écrivains préférés, lorsqu’elle apprenait l’artisanat de l’écriture : elle recopiait à la machine Conrad, Hemingway, Graham Greene, comme si l’on pouvait absorber l’énergie par le biais de cet exercice. Mais au-delà d’un aspect mystique, je pense que ces imitations et essais précoces sont utiles pour apprendre le rythme et la ponctuation.

Le plus ardu pour moi, qui suis une autrice d’ambiance, d’atmosphère et d’histoires psychologiques, a été l’intrigue  -j’ignore si je suis parvenue à maîtriser la question- et je travaille toujours dessus.

Avez-vous suivi des cours de creative writing ?
Quelques uns, après la publication de mes livres -ce qui prête à sourire. Mais je pense que l’on peut apprendre et pratiquer grâce au travail d’autres écrivains. J’ai eu la chance d’être en résidence d’auteur à maintes occasions, partageant l’espace avec d’autres creative writers où tout le monde partage ses idées, ou ses sujets, points de vue sur l’écriture… ce n’était pas des cours au sens strict du terme, mais dans le contexte d’une résidence, ça pouvait l’être. Ceci m’a aidée à penser spécialement à la voix. J’étais plutôt accrochée à la classique troisième personne, et ces échanges m’ont conduite à élargir les possibilités.

Enfant, vous imitiez les auteurs. Le faites vous toujours ?
Non. En tant que débutant incertain, on peut se sentir gratifié d’un compliment, d’un retour de lecteur qui renvoie à une référence connue. “ça évoque untel”. C’est sécurisant. Mais je pense que le processus d’écriture est d’avancer plus loin dans le dépouillement vers la veritas nudas jusqu’à trouver son propre ton, sa propre forme, son propre univers narratif. Donc, pour les premiers travaux, c’est naturel qu’ils soient des exercices de déshabillage de ces voix autres.

Pensez-vous que la lecture d’autres auteurs empêchent votre voix, ou bien qu’il est important de garder un œil sur les travaux d’autrui ?

J’ai une méthode spécifique. En ce moment, j’écris un genre de roman historique. Comme je ne veux pas m’alourdir d’un travail de recherche, je lis tout ce que je peux, des auteurs contemporains de l’époque que je traite. Puis je les pose, en laissant sédimenter un temps. Et quand je me mets à l’écriture, je ne lis plus, bien sûr. Donc c’est un processus à deux étapes: lire et assimiler tout ce qui est possible en accumulant puis laisser reposer. Et quand vous écrivez sur la réminiscence, il reste ces voix fantômes, comme des turbulences ou des interférences avec vous, au lieu d’être une référence directe.

Vous-vous plongez directement dans l’écriture, ou construisez-vous vos personnages ?
Je réfléchis à mes personnages dans cet univers, mais à ce point, je ne me soucie pas d’exactitude. Je vérifie après, je fais de la post-production en quelque sorte. Je n’ai pas de recette magique.Mais disons que je travaille sur le pétrole du sud de l’Italie au fil du XIXè. Donc je voulais vraiment voir où se trouvaient les puits, s’ il restait des références historiques à ce sujet. J’avais avancé sur une scène qui me plaisait, comme ça, mais si inquiète après coup. J’ai bien dû aller vérifier si ça pouvait coller, et j’ai été chanceuse cette fois.

Un cas intéressant, il s’agit du prix Pulitzer, Jennifer Egan, auteur de « Qu’avons nous fait de nos rêves ( A visit from the goon squad) » il y ‘a 11 ans. Puis elle a continué avec une séquelle ou plutôt, un roman parallèle qui tournait autour des mêmes personnages et univers. Elle n’avait pas pris la peine de revoir son travail antérieur, elle travaillait de mémoire, et au fil du cheminement, elle s’est rendu compte qu’il y avait des erreurs. Donc, même lorsque vous êtes votre propre source, c’est insensé, mais les petits détails vous échappent. Si vous travaillez sur des grandes sagas/cycles, vous devez tout autant respecter ce temps de latence et de gestation avant de produire.

Il y a des éléments autobiographiques dans votre écriture.. Comment transformez vous votre passé et les événements vécus en matériel fictionnel ?
Mes premiers romans et nouvelles portent de profondes traces de ma personne, de la perception que j’ai de ma famille, mon entourage, de mes migrations, mais j’ai changé les noms et transfiguré les circonstances. Et d’une façon, le ton de ces histoires est plus viscéral et colérique.Grâce au travail de fiction, j’ai pu retranscrire des récits plus vrais que nature de ma vie. Lorsque j’ai ouvertement révélé ma vie dans une sorte de roman hybride, en ne touchant ni les noms, ni les circonstances, j’ai écrit avec un style picaresque, propre au roman d’aventure.

J’avais envie de déconstruire les attentes que l’on peut avoir sur le ton attendu en autobiographie. Celui dans ma pseudo-autobio est plus intime comparé à ma fiction qui est librement inspirée de ma vie. Ce qui compte pour moi, ce ne sont pas les faits, mais la température.Si vous écrivez au sujet de rèves et cauchemars, ou de perceptions de ce qui vous est arrivé, vous serez plus sentimental et engagé émotionnellement si c’est de la fiction, comparé à l’écriture de journal ou d’essais. En tous cas, c’est mon cas.

Diriez-vous que vous reconstruisez le passé, la réalité en quelque chose de légèrement différent?
Quand j’ai décidé de me saisir de ma propre existence, avec la volonté de la prendre en main, je suis devenue beaucoup plus analytique et chirurgicale, même si je ne dépendais pas d’une chronologie linéaire… La question du temps est une préoccupation majeure pour qui écrit. Quand on part pour écrire sur soi, le conditionnement scolaire nous pousse à penser et présenter de façon linéaire. Mais ça ne s’applique pas.  Je travaille sur des histoires où notre perception de nous-mêmes et du futur vient confondre la façon dont nous écrivons sur nous-mêmes au présent. Pourquoi les mémoires ne portent-elles pas un chapitre posté dans le futur ? Je ne leur fais pas confiance.

Les mémoires ont une perspective ‘selfie’ réflexive où tout ce qui est perçu est à l’arrière-plan. Avec une histoire personnelle, je pense que c’est intéressant d’inverser la caméra vers l’avant. Peut-être même en se décentrant soi. Peut-être que vous êtes passé hors champ, et je suis intéressée par ce type d’approche en termes de formes. L’œil n’est pas nécessairement au centre du cadre.


Vous êtes aussi traductrice, de l’anglais à l’italien. Faites-vous un lien entre l’écriture et la traduction ?
Quand mes deux premiers livres sont sortis, je n’étais pas encore traductrice -peut-être inconsciemment, vu que je passe de l’italien à l’anglais dans ma tête. Mais j’ai pu ressentir les effets de la traduction sur ma propre écriture; ça m’a rendue hyper-vigilante au langage et à ses structures internes. Les romans que je traduis sont tous très différents. Certains auteurs sont forts en intrigue, par exemple, qui ont une bonne structure cinématographique. Ce qui n’est pas vraiment mon fort.

Alors je me disais que si je traduisais des écrits orientés structure et intrigue, j’allais finalement apprendre comment écrire. Mais non. Ce que j’ai absorbé, c’est  une méditation profonde sur le langage. J’ai passé beaucoup de temps à réfléchir autour du halo qui nimbe les mots et je joue plus avec les mots. Mes écrits de débutante n’étaient pas aussi joueurs. Le langage est arbitraire, il peut y avoir de l’intimité mais aussi de la méfiance et c’est ce qui teinte mon écriture à ce jour.

Ecrivez-vous de la fiction alors que vous êtes en cours de traduction d’une œuvre?
J’essaie. Pendant la pandémie, vu que l’on parle de creative writing, beaucoup se sont sentis bloqués d’écrire sur ce qui se passait. On se demandait ce qui se passait ? Comment je transforme la réalité par l’écriture? Les uniques façons de faire semblaient être des essais ou bien le journal. Je n’ai rien produit la première année.Mais j’ai beaucoup traduit. Et les traces de ce qui se passait ont fini dans ma traduction. Je traduisais La ferme des animaux d’Orwell, et je devais choisir les mots d’ une langue satirique du pouvoir, du gouvernement de l’autorité. Les gens se plaignaient à ce moment d’une dictature sanitaire.
Donc les mots des infos, journaux, politiques ont atterri dans cette traduction, même s’ils étaient très éloignés d’Orwell. J’ignore si c’est pertinent pour quiconque étudie l’écriture, mais c’est intéressant d’observer que des mots  appartenant à une sphère complètement différente finissent dans votre écriture, parce que vous êtes entourés par ce paysage sonore à ce moment précis.Donc, on peut trouver des éléments de mon journal personnel de cette époque perfusés dans cette traduction.

La traduction ouvre aussi le champ lexical et apprend à être précis. On en parle dans le milieu, lorsque de jeunes traducteurs n’ont pas de spécialité ont à traduire un sujet scientifique, ou sur la musique dans un univers très spécifique. Il y a de la recherche à faire pour pallier au décalage dans ce cas. C’est aussi une aptitude acquise avec la traduction, un vocabulaire élargi avec plus de lexique. Je ne sais pas au sujet du français, mais l’italien est une langue verbeuse et loquace comparé à l’anglais, il y a plus de mots. Ce que j’aime avec la traduction, c’est l’expansion du langage au travers des mots.

Votre travail d’écrivain et de traducteur vous a-t-il soufflé ce qu’est une bonne histoire? Comment reconnaissez-vous une bonne histoire?
Intéressant. En ce moment je dirige en tant qu’éditrice le journal feministe La Tartaruga qui date des années 70. C’est la première fois que je me trouve dans cette position d’éditrice. Alors je lis beaucoup de travaux de femmes, et il y a plusieurs facteurs. Ce n’est pas obligé d’être frappant au premier mot. On risque de perdre un grand nombre d’oeuvres si on reste focalisé sur les premières impressions. Certains écrits commencent platement, banalement, mais il y a immersion, ça se développe, et se déploie par la suite. Selon moi, même si c’est maladroit, désordonné, ou pas assez mature, ce qui me saisit, c’est un point de vue, un truc bancal, la juxtaposition de la langue, quand je reconnais un code personnel dans l’écriture, ça m’amène à me dire que c’est une bonne histoire. Bien sûr, si tous les éléments s’accumulent, c’est plus pertinent.

Le problème, aux USA ou en GB, je sens que les romans s’étouffent aux trois-quarts. Ils s’effondrent sur eux-mêmes. Alors je travaille en Italie, où l’édition est plus suivie et exigeante jusqu’à la publication.

C’est un gros sujet en ce moment, le travail sur la fin. Il m’arrive de lire une œuvre, d’y être absorbée, et arrivée au milieu ou les ¾ tout part en charpie. Parfois, c’est la hâte de soumettre son travail. Je suis lente, je publie tous les 3 ans. Là, je suis un peu en retard. Mais ce n’est pas un problème, d’attendre 5, 6 ans, vous changez dans le temps. Puis vous revenez à vos écrits, vous devez être assez forts pour ne pas tout détruire complètement, mais c’est intéressant de garder des traces de vous dans ce créneau.
Et parfois, j’ai l’impression de lire des choses pas assez sédimentées. Mais bien sûr, il y a la responsabilité des agents, des éditeurs, tout ce monde qui aide quelqu’un à émerger.  C’est délicat de dire :”oh,tu devrais passer plus de temps avec ça”.Mais c’est ce que je recommande.

Travaillez de cette façon avec vos éditeurs ?
Oui. J’ai eu la chance d’avoir des éditeurs, surtout depuis mon dernier livre, qui me considèrent vraiment comme une sorte de serpent. Vous savez, on doit muer. Et c’est un processus qui prend son temps. Je lisais dernièrement un commentaire d’un auteur que j’apprécie. Elle disait qu’elle passe trois ans sur deux pages (rires). C’est insensé ! Mais alors, toutes ces énergies compressées sur deux page s! Tout est si bien travaillé que ça fait sens.

Bien sûr, chaque histoire est différente. Un écrivain que je connais a écrit son livre en vingt jours, mais à dû cheminer deux ans en publication. Tous les cas de figure existent. Vous pouvez avoir une écriture véloce, mais un travail de publication très long.

Vous venez de parler du creative writing en Italie. Avez-vous constaté des différences avec les USA ?
Bien sûr. Moins de formules. Ce qui est beau dans la littérature, spécialement aux Etats-unis, c’est les passerelles, les options, où l’on peut s’essayer. Que ce soit les écoles, les programmes de creative writing, les magazines…Il y a une étendue de possibilités plus vaste, comparé à l’Italie, où bien sûr, il y a des magazines littéraires, mais ce serait plus un marché de niche, plus élitiste, moins ouvert.

Donc, j’ai pu voir les programmes pédagogiques des écoles d’écriture, et je m’en trouve frustrée en Italie, où je constate qu’ils tentent de dupliquer l’approche américaine. Simplement parce que la culture est différente.
Le marché de l’édition américaine est très différent, et œuvre à une toute autre échelle. Les propriétés mêmes de la langue anglaise sont foncièrement différentes de la langue italienne. Une plus grande focalisation sur l’intrigue et le plan par exemple, il y a un code narratif formel spécifique aux Etats-Unis qui ne s’applique pas à l’Italie. Et lorsque les italiens écrivent de cette façon, on peut sentir la dissonance.

A propos des propriétés de la langue, je conduis parfois des séminaires dans des écoles de creative writing. J’apprécie les élèves un peu anarchistes, qui ont besoin de retours et d’échanges. Un écrivain américain que j’ai croisé me demande si je suis allée à l’atelier de l’Iowa. Puis il enchaîne: “je suis content d’y être allé, parce que j’ai appris à me défendre de pas mal de choses ! C’était la lutte. à l’arrivée, mon écriture est finalement le fruit de mon enseignement de la résistance, un assemblage de cet enseignement, de cette résistance et de ce travail de retours, je parviens à poursuivre « 

La meilleure manière de conduire ces cours, c’est de rester ouvert, et de faire preuve d’écoute. Et si vous sentez que vous devez délivrer un certain message, à vous de trouver le vecteur pour le faire passer. L’idée vient parfois après le cours.C’est une position délicate, pour l’enseignant, et pour l’élève. Parfois, s’ils sont trop jeunes, cela m’inquiète; je sens qu’ils sont tellement en recherche de quelque chose à imiter désespérément, comme moi j’ai commencé, et qu’ils finissent par rester des écrivains imitateurs sans se dépouiller, comme je le disais précédemment.

Comment savoir ce que l’on garde de l’écriture, et ce qu’on doit laisser ?
Selon moi, c’est de cette friction que naît l’écriture.

Quels conseils donneriez-vous pour écrire une bonne histoire et qui cherche à se faire publier ?

Pour écrire une bonne histoire, quelqu’un m’a soufflé de ne pas être trop amoureuse de ma voix. A un certain point, j’étais tellement amoureuse de ma voix qu’on aurait dit un solo de guitare métal, et ça déconnecte tout le reste de l’histoire.
Une nouvelle ou un roman ont différents éléments : ce qui se passe,la langue, le ton, le rythme, les séquences. Si vous dépendez trop sur la sensorialité de la voix, vous abandonnez les autres éléments. Il faut connaître ses points forts et être capable de les laisser au vestiaire de temps en temps pour s’essayer à d’autres pratiques. Peut-être que c’est malhabile et que ça ne fonctionne pas, mais c’est important. Plus  avancez, plus vous absorbez des autres sphères d’écriture dans lesquelles vous êtes faibles.  

L’écriture et la publication ne sont pas spécialement liées, surtout au début. Je recommande toujours d’avoir plusieurs cordes à son arc, de construire sa palette de travail. Pas forcément faire de la fiction et de la non fiction, comme je le fais, mais aussi je suggère de travailler différents genres, d’édifier un panel personnel de vos champs d’écriture.
Puis livrer votre travail à la lecture, à des gens de confiance. J’ai commencé comme ça, en choisissant deux auteurs dont je souhaitais un regard. Sans encore vouloir être publiée. J’étais vraiment intéressée par leurs retours. Parfois, vous rencontrez des auteurs généreux, prêts à passer du temps avec vous. Ils vous conseilleront de prendre plus votre temps, ou bien que c’est maintenant le bon moment d’exposer cette histoire au monde .

Entre l’écriture et la publication, c’est une partie du chemin de trouver ses voix alliées, et de les laisser vous guider, même si parfois c’est douloureux, je dois l’admettre. J’ai eu de très mauvais retours avant publication, je dois l’avouer. Mais ça m’a beaucoup aidée. Et j’ai de la gratitude pour la personne qui a pris la responsabilité de faire ces critiques négatives. Parfois, dans des écoles, je constate que l’on est trop étayant, par clientélisme ou par doctrine, et ça perd en bravoure et en flamme.
Mais je pense que ce courage de la critique, c’est un acte de générosité. Alors j’ai commencé comme ça, à traverser de gros retours bien méchants sur mon travail. Et puis un éditeur m’a rejetée, c’était mon premier roman. Il se trouve qu’il m’a fait une commande dix ans après, grâce à une de mes nouvelles qui lui avait plu. C’était donc un rendez-vous raté et on s’est retrouvés au bout du chemin dix ans plus tard. 

Réalisé le 19/05/2022 à Littérature Live Festival.

Interview : Julie Fuster – Caméra : Lionel Tran. Traduction : Amoreena Winkler. Montage : Ryu Randoin. 

Remerciements à Lucie Campos et Luc Angelini.

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