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Territoires d’écriture : Mariana Enriquez


Où Mariana Enriquez va chercher ses idées ? La romancière horrifique argentine puise dans ses souvenirs de la dictature argentine, ses traumas et dans la littérature populaire qui constitue son héritage narratif (Stephen King, Clive Barker…)


Lors du Live littérature festival 2022, nous avons pu rencontrer à nouveau Mariana Enriquez à la
bibliothèque municipale du 4e et revenir sur son dernier roman Notre part de Nuit publié en 2019 en espagnol puis traduit en français en 2021. Mariana Enriquez est une autrice et journaliste argentine. Elle travaille comme rédactrice en chef adjointe de la section arts et culture du journal Página/12 et propose également des ateliers de littérature à la Fondation Tomás Eloy Martínez. Son premier roman (Bajar es lo peor) est paru en 1995 : elle publiera ensuite quatre autres romans, ainsi que deux recueils de nouvelles.
Notre part de Nuit, œuvre sur laquelle s’est axé notre entretien, raconte l’histoire d’un père et son fils qui fuient une menace ténébreuse dans l’Argentine des années 1960 à 1973. Les points de vue, les époques, les lieux se succèdent autour de cette intrigue où se mêlent fantastique et Histoire, dans une terreur palpable. Nous avons donc interrogé l’autrice sur la part personnelle de Notre part de Nuit ou sur ce que l’on pourrait nommer ses territoires d’écriture.

Les territoires d’écriture sont les éléments personnels que l’on peut utiliser pour créer une histoire intéressante. Les expériences peuvent en effet devenir le socle d’un projet d’écriture. Dans Notre part de Nuit, l’expérience de la dictature argentine ainsi que des passages de la vie de Mariana Enriquez semblent nourrir l’œuvre : quels matériaux issus de sa propre expérience a-t-elle utilisés? Comment et pourquoi les a-t-elle choisis?

Les raisons d’écrire : la part personnelle de l’écriture.
Quelle est la part personnelle de Mariana Enriquez dans Notre part de Nuit? C’est une question que beaucoup de lecteurs peuvent se poser en lisant ce roman qui prend racine dans un environnement réel et connu de l’autrice. A cette question, Mariana Enriquez répond: “absolument tout. Je suis comme cela, un peu moins cruelle en action, mais dans ce que je pense…”

Pendant l’entretien, elle revient sur ce qui, plus jeune, l’a poussée à écrire. Les raisons sont très personnelles. Elle ne trouvait rien dans la littérature argentine qui raisonne avec son expérience personnelle et celle de ses amis. Elle s’est donc décidée à l’écrire elle-même. Elle ne venait pas d’un milieu privilégié, ne connaissait pas d’écrivain (et elle avoue qu’elle aurait préféré devenir une star de rock mais que ses performances à la guitare sont assez mauvaises) mais elle s’est quand même mise à écrire, écrire ce qu’elle vivait mais aussi ce qui lui plaisait.

Son envie d’écrire est donc née “d’un sentiment de solitude”.   En effet, même si elle avait des amis, elle ne trouvait pas de satisfaction dans la littérature contemporaine. Parfois, elle arrivait à s’identifier dans la littérature plus ancienne ou bien étrangère comme avec les œuvres de Stephen King, ou Clive Barker mais jamais dans la littérature argentine contemporaine. Ce qu’elle reproche à cette littérature est son aspect “trop réaliste”, qui l’ennuyait beaucoup car étant “toujours la même chose”. Elle a donc commencé à écrire sur “des vampires, des couples gays, la nuit, les drogues”, se démarquant ainsi de la littérature espagnol « toujours en rapport avec la politique, racontée de la même manière”.  Elle souligne néanmoins la possibilité d’écrire de la politique mais autrement que via ce réalisme.

Entre recherches documentées et expériences personnelles.
Mariana Enriquez dit avoir fait beaucoup de recherches pour son livre, notamment autour de l’occultisme : avant d’écrire son roman, elle a lu 25 livres sur ce sujet et pendant l’écriture, 25 de plus. 

Néanmoins, pour ce qui s’agit de la dictature argentine, elle n’en a pas vraiment eu besoin car elle pense que “tous les argentins en savent beaucoup, voire trop, dessus.” Elle revient sur son expérience de la dictature en tant qu’enfant. Cette dictature se termine en 1983. Mariana Enriquez a 10 ans. Contrairement à une guerre, la dictature est beaucoup plus silencieuse et secrète. Cependant, une fois terminée, les informations dissimulées ont fait surface et il a fallu beaucoup d’années pour en apprendre plus.

Mariana Enriquez se souvient que ces récits et ces révélations sur la dictature ont été “les premiers textes de terreur” qu’elle a lu – ou en tout cas qui lui ont vraiment fait peur, car elle avait déjà lu des nouvelles de Edgar Allan Poe auparavant. 

Ce qui l’a particulièrement effrayée est ce côté discret de la dictature. C’est ce qu’elle retient pour écrire la maison d’Adela dans Notre part de nuit. En effet, cette maison paraît normale à l’extérieur tandis qu’à l’intérieur il s’y passe des choses terribles (la maison mange les gens). Cette maison est inspirée plus particulièrement d’un garage funestement connu et qui se situe proche de la maison d’enfance de Mariana Enriquez : Automotores Orletti. Ce garage était un centre de torture qui faisait partie de l’opération Condor.

Sa découverte après la fin de la dictature mène à des procès nommés “Affaire Orletti”. L’autrice se souvient particulièrement des procès qui passaient à la radio. Beaucoup de témoignages de victimes ont été diffusés : des femmes qui se faisaient torturer avec de l’électricité jusqu’au sang, des femmes enceintes battues, des enlèvements d’enfants… Et cela, pendant des années. Elle rappelle que la dictature ne s’est pas arrêtée à la date officielle et qu’elle a continué à impacter la population pendant longtemps.

Elle affirme que la dictature fait partie de son enfance, de ses traumatismes, car “elle ne savait rien et savait tout pourtant”. C’est donc ce matériel traumatique qu’elle réutilise dans son œuvre.

Construire un roman Mariana Enriquez

Identifier ce qui va apparaître dans le roman ou non parmi ses expériences personnelles.
Ce qu’il y a d’important dans le processus d’écriture du roman, c’est d’identifier ce qui doit ou non être garder parmi ses expériences personnelles. Ainsi, certains passages de Notre part de Nuit, certaines anecdotes n’ont pas été exploitées, d’autres sont devenus des inspirations.

Mais comment identifier ce qui doit être gardé ou non ? Mariana Enriquez affirme que dans une nouvelle elle sait tout ce qu’elle va utiliser mais dans un roman, seulement une partie. La fin de
Notre part de nuit ne lui apparaît d’ailleurs qu’au milieu de son écriture, lors de la rédaction d‘une des scènes horribles du roman.
Cette scène, qu’elle n’a failli ne pas écrire car trop horrible (nous ne vous la décrivons pas pour ne pas vous spoiler Notre part de nuit), a donné un motif au protagoniste principal pour aller vers la façon dont cela doit se terminer.
Elle savait seulement qu’elle voulait punir ses personnages car elle pensait que cela allait servir, sans avoir identifié exactement à quoi. Selon elle, “le plus difficile dans l’écriture d’un roman, c’est de devoir faire face au manque de contrôle ; mais c’est aussi ce qu’il y a de plus amusant”.

Si certains auteurs ont besoin de se représenter chaque chose avant de l’écrire, voire même de le dessiner, Mariana Enriquez, elle, trouve cela trop restrictif car elle apprécie “se laisser porter par ce qui va arriver.” Cependant, elle souligne la part importante de la relecture, et notamment de la relecture par des personnes extérieures, pour comprendre ce qui a ou non sa place dans le roman. Elle affirme qu’environ 200 pages de son roman ont été jetées pour conserver une cohérence à la structure d’ensemble du roman.

En outre, un exemple marquant de matériel personnel transformé en matériel littéraire est évoqué par Mariana Enriquez. Dans la 1ère partie de Notre Part de nuit, Juan, le protagoniste punit l’antagoniste d’un signe magique qui à un impact redoutable sur la bouche de ce personnage.

Mariana Enriquez raconte qu’enfant, un jour où elle jouait tranquillement avec son amie, elle a vu la bouche de la mère de son amie se faire arracher par un chien. A seulement huit ans, elle a donc appelé sa mère médecin, qui lui a répondu de récupérer les lèvres arrachées par le chien. Néanmoins, le chien avait déjà mangé les lèvres. Elle se souvient encore de la grande quantité de sang et de la mère de son amie évanouie. Quarante ans plus tard, cette scène l’a inspiré. Il ne reste donc de son souvenir, que la bouche arrachée, le sang et la terreur.

Ainsi, le matériel personnel doit être choisi et surtout raconté. Les territoires d’écritures peuvent créer des socles solides aux histoires, impulser l’écriture d’un roman, mais ne peuvent rarement être utilisés tels quels. Ces évènements ont besoin d’être mis en récit pour devenir une histoire de fiction.  

 

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